Excel

27/03/2020

Une fois tous les deux jours je me rends au Carrefour Market à cinq cents mètres de chez moi, seul endroit assez proche où je puisse aller pour recharger mon frigo en aliments frais. Un peu plus cher qu’ailleurs, je n’ai pas bien le choix.
Les autres jours, je travaille sur un hébergement social de l’Armée du Salut, où résident 300 personnes, des réfugiés du droit d’asile, des précaires, répartis sur cinq étages, où la probabilité de croiser M. Covid entre deux couloirs ou dans l’ascenseur est assez forte, ces derniers temps. Pas question de céder au stock de bouffe, à cette panique que je juge imbécile. Jamais la ville n’a été aussi calme, respirable, en un mot aussi agréable que depuis que Covid y a cautérisé une certaine purulence automobile, effet secondaire inattendu de l’épidémie bénéfique à la tranquillité de l’âme, non négligeable. Le Carrefour Market est un vrai dépotoir. La ruée sur le PQ, les pâtes, l’eau en bouteille (!), les conserves et le surgelé ne varie pas d’un iota depuis deux semaines, et les salariés n’y sont pas au complet – un est resté coincé au Maroc – et les mêmes qui bossent chaque jour depuis des jours se démènent, avec ou sans masque, avec ou sans gants, pour réassortir comme ils peuvent les rayons, accroupis entre des monceaux de cellophane et de cartons. J’achète du chou-fleur surgelé depuis deux semaines, il ne reste que ça, et des yaourts aux fruits, enjambant un tas d’emballages pour les atteindre. Je dis au moment de régler à l’employé debout derrière sa plaque de plexi rivée aux caisses, que jamais je n’ai mangé autant de chou-fleur ces derniers temps. Il rigole, pâlement. Mes jambes sont fatiguées, j’essaie de bien dormir : ce n’est pas toujours facile. J’ai mon attestation dans la poche, le sac de courses en main et le Pentax au poignet. Il faut m’en retourner confiner.
C’est le moment que je choisis pour shooter : sur 500 mètres, il y aura bien un truc à saisir. Les jours de repos je ne sors pas pour autre chose bien sûr, à part courir.
Aujourd’hui, c’est donc ce carton que j’ai vu, accroché à la fenêtre d’un particulier.
A l’heure du grand ralentissement, des morts, des malades, cette adresse aux politiques stipendiés ne me paraît pas revêtir un sens neuf ni bien nouveau. Prendre soin du service public, accessoirement de la planète – et moins des dividendes – me semblait avoir été renvoyé pour longtemps encore à une case de bas de page Excel de ces temps hyper-normés, dopés à la gestion. On espère aujourd’hui ne pas se sortir seulement du covid-19.