le soûlot

11/02/2019

Je reste figé en grimpant dans la rame. L’air abattu de ce pauvre chien de berger, œil éteint, carotte sur le lino : une tristesse éclair s’empare de moi. A hauteur d’homme, un agent cynophile affligé d’un fort strabisme convergent tient le clebs en laisse, aussitôt il me fouille du regard. Le flair de l’agent de sécurité, sans doute, qui saisit que se mijote un acte susceptible d’outrepasser la norme ! Pulsion scopique oblige, j’ai en effet rallumé le Pentax d’une légère pression sur le bouton. Ses yeux roulent quand je m’accroupis et vise, il se met à jouer des guiboles pour tenter de masquer Rex (appelons-le Rex). Je le vois qui s’affole. Une photo du chien ? Ola, ola ! Panique à bord. J’essaie de rassurer l’agent : – Il est beau votre chien monsieur ! Tout va bien, ce n’est qu’une photo de chien ! Le gars s’adoucit…

C’est sans compter sur un soûlot de la cinquantaine, abîmé, posté à côté, qui était là, je ne l’ai pas bien vu, tout se passe si vite, qui se met soudain à brailler de sa voix de soûlot, flûtée : – Ouaiisss t’es quiii toi ? pourquoi tu fais ça hein ?!? avant que j’aie pu prendre la moindre photo. – Monsieur, j’essaie de me concentrer. Et c’est pas de vous qu’il s’agit hé ! fais-je, en haussant le ton et relevant la tête pour fixer le fâcheux du regard, poli mais ferme. Je n’apprécie pas des masses qu’un inconnu, aussi allumé soit-il, se mette à me tutoyer, d’une part, d’autre part me dérange quand je photographie. Non mais hé. Souvent quand on photographie en ville, ce sont les gens hors cadre, hors champ, qui viennent vous emmerder : une constante. Va comprendre…

La photo du chien enfin prise (ce clebs me fait de la peine, vraiment, et son maître aussi), et entre deux invectives parfumées au cubi, je me relève, sûr de l’avoir ratée à cause du type; qui insiste. – Hééé béééé, vous m’avez pas répondu, moi j’suis charpentier ! et j’sors de l’hôpital, vous faites quoi, vous là ? – Ha, fais-je. – Alors, vous faites quoi ? – Je fais des photos ! lui dis-je en sautant de la rame, vous voyez bien. Et prenez soin de vous ! – Et pourquoi que vous me dites ça, hein ?? finit-il de gueuler. – Ben vous venez de me dire que sortiez de l’hôpital : prenez soin de vous ! – Non mais on aura tout vu ! se met-il à claironner. « Les gens y s’permettent de vous dire d’ces trucs ! » l’ai-je entendu bramer avant la fermeture des portes.