labourer la mer

18/03/2017

Cher Rémy,

Tous les jours je passe devant elle. Tous les jours, je la vois invectiver le ciel, jeter sa rage contre les passants, faire de tout petits feux avec de la cire, s’épuiser en gestes incompréhensibles au milieu d’une indifférence totale. Il arrive qu’on lui donne une pièce et ça la calme, certains des cigarettes. Elle vient de sangler son barda dans des sacs neufs, probablement offerts par quelqu’un de compatissant. Tout comme l’est le patron du café voisin, qui l’approvisionne parfois de tranches de pizzas, parfois de croissants.

Cette dame, qui a l’âge de nos mères, s’enroule alors dans ses couvertures et passe la nuit devant l’entrée du HM de la rue du Mont-Blanc, depuis des années. Hiver comme été, blottie sous l’auvent du magasin.

Alors tu penses bien que les rumeurs courent à son sujet, que je laisse galoper, parce que je ne sais rien de sa vie. Il est arrivé qu’elle disparaisse avec tous ses paquets pour réapparaitre quelques jours plus tard. Œuvre des services sociaux ? Plainte de l’UBS, voisine d’H&M ? Ou peut-être indignation d’un citoyen qui décide d’agir.

La misère, la déshérence courent les rues. Ce n’est pas encore Calais, Paris, Athènes ou l’Italie. Les acteurs culturels, les politiciens au cœur accrochés à gauche se mobilisent, soutiennent, agissent, créent des structures d’accueils. Nos engagements ont évidemment pour corollaire la culture du propre en ordre, de l’organisation, des feux rouges et des parcours fléchés.

C’est pour ça que les laissés pour compte se cachent sous les ponts, à l’abri des regards, se planquent dans des friches industrielles, dans des bateaux de plaisance amarrés aux quais. C’est gênant de regarder la misère dans les yeux. Ça nous met face à notre impuissance et à nos appétences pour l’ordre.

Je t’écris, camarade des temps où nous avions encore un pied dans l’innocence, pour te demander d’agir. Ta formation d’assistant social, de trublion de la gauche, de maire de Genève et de conseiller administratif peut aider.

Tu ne penses pas ?

La culture, cache sexe de la misère : avec une terrible ironie, les panneaux d’une exposition sur les droits humains, dressés en décors de western, cravachent dru la conscience des passants et juste derrière ce florilège de slogans, cette femme qui part en lambeaux.

Alors ? Pisser dans un violon ? Labourer la mer ? Ou passer aux actes ?

Merci de m’aider à trouver une solution.

Amicalement, tout à toi…

Francis Traunig                                                                                                                  Samedi matin, le 18 mars 2017