avant que son destin effleure mon capot

05/07/2018

Sur l’autoroute à trois voies la voiture de devant fait subitement un écart, m’arrache à ma torpeur. Il est passé minuit lorsque dans le faisceau des phares un faon hébété me fait face. Je l’évite de justesse sur cette autoroute à trois voies bondées de camions.

Toute ma longue nuit sera hantée par le regard de l’animal condamné.

Quatre heures plus tôt :

Le vol, retardé de deux heures, est finalement annulé. Certains rient, dodelinent de la tête, d’autres fulminent. Une mère de famille s’insurge pendant qu’un homme pousse un long brame qui recouvre tout. Il est huit heures du soir à Schönefeld, l’aéroport où EasyJet et Ryanair déversent en continu les touristes sur Berlin.

Nous allons faire une annonce, calmez-vous dit une hôtesse assaillie de questionneurs. Tous se tournent vers elle, attendent, mais une voix intervient à l’opposé. Se veut rassurante. Confiante. Vous allez être emmené en bus au terminal X et de là vous aurez de nouvelles informations, puis vous pourrez rebooker un vol pour Genève. Et ainsi, de guichet en guichet, d’hôtesse en hôtesse, qui se refilent la patate chaude, se dilue la rage d’être mal traité en diffuse résignation.

Non, rien, pas de place sur le vol de demain, rien avant vendredi, sur Zurich, peut-être. Désolé, je ne peux rien faire pour vous. Mais je vous comprends. Se voit répondre une jeune femme affligée. Une seule personne au guichet pour recevoir une centaine de personnes. Il vous faut vous rendre sur l’application easyJet et suivre le protocole… Chacun d’entre nous, bien sûr, a de bonnes raisons de se démener pour être bien servi, a un rendez-vous important, moi c’est l’opération de la cataracte demain matin à huit heures cinquante-cinq, c’est important vous savez, parce que mon médecin ne sera plus disponible après, etc… mais mes arguments ne valent pas plus que ceux de mes voisins de la longue file d’attente, et je les remballe, les rendre public ne sert à rien.

L. et moi décidons alors de louer une voiture. Au galop. Avant que les loueurs ne ferment boutique.

Nous voilà dans une polo. Radio à plein tube dans le soleil couchant. Embarquons plus loin une autostoppeuse en route pour un stage d’accro-yoga dans le sud – et qui casse sa bouteille d’eau en verre en sortant son sac du coffre près de Leipzig – rencontre qui aura retardé de quelques minutes notre avancée vers le sud, pendant que le faon s’égarait en bordure d’autoroute, avant de s’y engager, avant que son destin effleure mon capot.

1130 kilomètres plus bas, au bras de S. qui m’accompagne à la clinique, je vois deux chiens en laisse tremblotants. L’envie de les rassurer me prends. Leur parle. Finalement les photographie. C’est flou. La nuit entière pèse sur mon index. Je m’y reprends à trois fois avant d’enfin m’endormir sur la table d’opération.